La digitalisation : liberté et dépendance des travailleurs indépendants

| article de recherche présenté au colloque inter-universitaire MTO’22 sur le thème de la « Régression numérique » le 21/10/2022 à l’école des Mines d’Alès | LE DIAPORAMA DE PROJECTION

RESUME :

L’hyperconnexion de la société a transformé profondément les relations sociétales. L’économie s’est digitalisée et a précipité le développement de nouvelles formes de servitude du travailleur. Le citoyen entrepreneur est la clé pour bifurquer et redonner ses lettres de noblesse au travail. Le travailleur de demain saura faire face aux jeux des algorithmes, car il valorisera ses savoirs, contribuera au bien commun et se rémunérera correctement : il aura une démarche entrepreneuriale.
Mots clés : #indépendants #bifurquer #capacitation #contribution #rentabilité

INTRODUCTION : l’hyperconnexion de la société

Le maillage numérique de notre société
La société du XXIème est hyperconnectée parcourue par un incroyable maillage numérique de la vie quotidienne. Selon les termes de Bernard STIEGLER , notre société est « réticulaire », ainsi tissée de réseaux digitaux, résultat d’un extraordinaire phénomène de numérisation.
L’équipement d’outils digitaux (ordinateur, smartphone, etc.) est généralisé dans l’activité professionnelle comme dans la vie privée des ménages. Il est même devenu indispensable pour l’accès à la plupart des services de la vie quotidienne.
Désormais, la plupart d’entre nous possédons une multitude d’espaces abonnés, chacun doté d’un code identifiant et d’un mot de passe. Ces espaces sont indispensables pour accéder aux services de la CAF, de son établissement bancaire, des impôts, etc. Nos smartphones équipés d’applications favorisent une connexion à la fois directe et instantanée avec les établissements de services.
Ainsi, les plateformes digitales de mise en relation entre besoin et savoir-faire se sont déployées pour satisfaire toujours davantage et immédiatement les besoins des consommateurs. Avec leur programmation algorithmique, ces plateformes garantissent au consommateur une mise en concurrence des offres pour désigner le mieux offrant.

Les relations sociales digitalisées
La société hyperconnectée de la sorte impacte nécessairement les relations sociales. Antonio A. CASILLI fait partie des premiers sociologues à étudier les nouvelles formes de sociabilités numériques.
Ses études sociologiques démentent les craintes exprimées par certains de la fin de la vie sociale. Le sociologue observe l’émergence de nouvelles formes de relations sociales. L’effet des relations sociales numériques s’en ressent par l’accroissement des groupes sociaux. Désormais, notre société est animée par des groupes sociaux de bien plus grande taille que ce que nous connaissions jusque-là. Le phénomène des communautés s’est propagé.
La vie sociale numérique s’est démultipliée et diversifiée. Nos rapports sociaux ont pris des formes différentes et complexes dans toutes les sphères de la vie sociale : professionnelle, médicale, ludique, administrative, etc. Toutes nos interactions quotidiennes sont gérées en privilégiant le recours davantage à l’intelligence artificielle qu’à la relation humaine directe. Les interfaces numériques filtrent aux moyens de formulaires de réclamation digitalisés, de foires aux questions, d’assistance automatisée.

Le numérique contributif au bien commun
La connexion digitalisée a facilité la proximité entre offre et demande en favorisant leur relation directe. Le consommateur exprime à travers des sondages ses besoins, désigne ses préférences parmi des projets de produits, participe même à la co-conception d’une offre.
Dominique CARDON – dans son dialogue avec Antonio A. CASILLI – argumente en faveur d’une société aux relations sociales ainsi digitalisées. Selon lui, les outils numériques et l’intelligence artificielle offrent un formidable potentiel de participation sociale à très grande échelle, propice aux comons, au bien commun.
C’est l’avènement de l’économie collaborative. L’hyperconnexion de la société a facilité la contribution volontaire animée par l’envie, par le plaisir à la contribution au bien commun. C’est le cas de la programmation collective de logiciels libres ou encore de la bibliothèque co-élaborée qu’est Wikipédia. La contribution de consommateurs renforce également la performance algorithmique comme dans le cas du système CHAPKA. Dans ce cas, l’utilisateur, par mesure de sécurisation d’accès aux services en ligne, est soumis à l’exercice de reconnaissance d’images. Par son action, l’utilisateur entraîne l’intelligence artificielle à coder le parfait algorithme dans la reconnaissance d’images (feux tricolores, voitures, etc.) et contribue ainsi à améliorer la performance de son codage.
Le modèle collaboratif se diffuse, fondé sur la contribution sociale volontaire non rémunérée de sachants. Du consommateur internaute sur le point de faire un achat, à l’expert développeur informatique expérimenté, il s’agit d’une contribution en don de temps, en don de connaissance et de savoir-faire.

Nous verrons, dans un premier temps, comment le modèle capitaliste a tiré profit de la numérisation. Le capitalisme cognitif s’inscrit dans le paysage imposant le non travail, l’émiettement du travail et le travail serviciel. Dans un second temps, nous observerons l’impact sur les travailleurs de l’ubérisation, l’un des outils du capitalisme cognitif. Nous verrons les conséquences sur les travailleurs, en particulier à travers le management automatisé et domestiquant, et les conséquences sur l’ensemble de la société à l’échelle mondiale : la disruption. Nous proposerons, en fin d’article, les pistes pour « bifurquer » et réorienter le cap. Nous étudierons l’intérêt de renforcer l’individuation des savoirs, contributif et indépendant. Nous proposerons un modèle d’analyse individuel pour les travailleurs afin de mesurer leur degré de liberté et de dépendance.

1 . CAPITALISME COGNITIF : le non-travail émietté de service

La mutation du travail en non-travail
Dans son dialogue avec Dominique CARDON, Antonio A. CASILLI prend le contre-pied de la vision idyllique du commons de l’économie collaborative. En effet, l’économie collaborative représente le piège de la diffusion du bénévolat, de l’acceptation naturelle du travail sans rémunération au prétexte du plaisir, de l’envie, du loisir, de la contribution au collectif et à l’intérêt général.
L’algorithme auto-renforcé se déploie dans les pratiques usuelles des internautes. Les usagers sont à la fois consommateurs et producteurs : « si c’est gratuit, c’est toi le produit » dit l’adage. Dans cette confusion des postures, la notion du travail et de la valeur économique de la contribution sont brouillées. Comment qualifier de « travail rémunérateur » ces quelques secondes consacrées à effectuer les simples deux ou trois clics ?
Et pourtant, le capitalisme cognitif fonde sa puissance économique et financière sur le volume de données collectées au moyen de l’auto-contribution. L’équation est à son comble. En effet, si les milliards de petites données collectées sur la toile représentent une valeur financière colossale, l’action de production de ces données n’est presque plus une charge économique. Le travail ainsi devenu non-travail, n’est pas rémunéré : il ne coûte quasiment plus rien.

Le travail émietté et non-rémunéré
Le capitalisme cognitif poursuit la méthode du tâcheronnage pratiquée par le capitalisme industriel fin 19ème début 20 ème. C’est par cet émiettement du travail que le capitalisme parvient à mobiliser la contribution gratuite et bénévole d’une multitude de tâcherons des temps modernes.
La parcellisation des tâches permet de réduire la portée économique du travail. La tâche parcellisée, réduite à une toute simple action et n’occupant que quelques minutes voire quelques secondes, réduit considérablement la valeur économique et financière que l’on pourrait lui attribuer. En sus, la tâche parcellisée permet de se dégager de la dépendance à l’expertise professionnelle. Elle est tant miettée que son exécution est standardisée au point de pouvoir être réalisée par n’importe qui et tout le monde à la fois. La valeur intrinsèque au savoir-faire métier est réduite à néant.
Les tâcherons exercent une action tellement peu complexe, tellement morcelée, si peu mobilisatrice de temps que sa justification rémunérée en devient insignifiante. Le capitalisme cognitif instaure la fin du salariat et diffuse le travail non-rémunéré.

L’économie servicielle et pulsion consumériste
Le capitalisme cognitif doit son succès à l’économie du désir consumériste. L’hyperconnexion a favorisé le rapprochement entre producteurs et consommateurs. Ces derniers ont gagné une place d’acteurs à part entière dans le processus de production. La contribution du consommateur dans la création d’un bien ou d’un service renforce sa volonté capricieuse de satisfaire ses pulsions consuméristes.
Bernard STIEGLER étudie la double posture du consommateur. Le consommateur est à la fois dans la posture de Consommateur sans savoir-vivre car séduit par les dictats de pulsions à satisfaire ; et à la fois Producteur sans savoir-faire. Le consommateur est comblé : il a tout, tout de suite. Son niveau d’exigence s’accroît tant sur les caractéristiques du produit que sur les conditions de services pour pouvoir le consommer.
La vision capricieuse du consommateur enraye ses considérations voire sa perception de la nécessaire organisation humaine à ériger pour satisfaire son exigence consumériste. Pascal SAVOLDELLI , dans l’ouvrage collectif sur l’ubérisation qu’il a dirigé, étudie l’impact de ce mode de consommation pulsionnelle sur les travailleurs de services. Pour satisfaire son désir de consommateur, chacun transforme l’autre en serviteur qu’André GORZ nommait : la nouvelle forme de domesticité.

2. UBERISATION : du management automatisé domestiquant à la disruption

Le management par algorithme
Pascal SAVOLDELLI dans son ouvrage collectif, a glané vécus, observations et analyses de la mutation du travail engendrée par les plateformes numériques. Conformément à ce que nous avons vu plus haut, le modèle des plateformes repose sur l’émiettement du travail. La tâche est réduite à une très courte et très simple action. Elle est confiée à un travailleur sans exigence de qualification, immédiatement disponible, qui ne sera pas salarié.
Les plateformes externalisent leur responsabilité matérielle. Dans le cas de Airbnb par exemple, les logements appartiennent aux particuliers. Dans celui d’Uber Eats, le moyen de transport (vélo, scooter, voiture, etc.) et les moyens de contractualisation de la mission (ordinateur, smartphone, etc.) appartiennent aux livreurs. Les plateformes externalisent également à leurs travailleurs leur responsabilité immatérielle telles que l’assurance (la prise en charge des risques), la rémunération et la couverture sociale.
Sans relation contractuelle salariale, les travailleurs des plateformes sont pourtant dépendants aux lois des algorithmes. Les conséquences pour la vie des travailleurs sont la charge de travail et la charge mentale, la situation de débordement sur la vie privée, le fait d’être objet de surveillance. Ils sont des travailleurs indépendants juridiquement, mais soumis à un management automatisé.

L’atomisation sociale et le retour des domestiques
Ces travailleurs, s’ils sont juridiquement en statut d’indépendant, ne le sont pas vraiment, selon une récente jurisprudence européenne, qui requalifie de salariés cachés au motif d’une fausse indépendance. En effet, ces travailleurs ne sont pas indépendants dans leur pratique professionnelle, puisqu’ils ne possèdent pas leur clientèle, ne peuvent pas fixer leur propre tarification, et sont même soumis à des consignes telles celle du port de la veste logotypée Uber Eats.
Sarah ABDELNAU a démontré dans ses enquêtes la réelle précarisation de ces travailleurs en grande majorité en statut auto-entrepreneurs et freelance. Selon ses calculs, elle révèle que pour atteindre une rémunération à peine correcte, ils devraient travailler de très longues heures.
Aussi, nous proposons ici de faire une estimation du volume d’heures à travailler pour des auto-entrepreneurs Uber Eats en nous appuyant sur notre expertise de 22 ans en création et développement d’entreprise ainsi que sur l’étude du modèle économique de coursiers coopératifs incubés à Montpellier et pour lesquels nous avons été sollicités pour réaliser une étude de faisabilité économique et financière.
Nous proposons l’hypothèse d’un travailleur visant 1.500-€ de revenu net par mois, soit 18.000 € par an. L’estimation du niveau de chiffre d’affaires à atteindre en tenant compte des 23% de cotisations sociales et fiscales auxquels sont soumis les auto-entrepreneurs est de : 23.400 € de CA par an.

Niveau de CA/H pouvant être atteint par un coursier Uber Eats15 €/H13 €/H10 €/H
Indication du revenu net déduit 23%12 ,19 €10,57 €8,13 €
Soit le nb d’heures à réaliser :   
Par an1.560 H1.812 H2.340 H
Par mois130 H151 H195 H
Par semaine32,50 H37,75 H48,75 H
Rappel : la référence nationale pour les travailleurs salariés en France (août 2022) = 1.812 H SMIC ETP 8,76 € net/H = 1.329,05 €/mois Droits ouverts : 5 semaines de congés payés, la couverture maladie, la protection contre les accidents du travail, le chômage, l’accès à la formation, la retraite, etc.

Droits ouverts : 5 semaines de congés payés, la couverture maladie, la protection contre les accidents du travail, le chômage, l’accès à la formation, la retraite, etc.

Le plus fort de l’activité de coursier se concentre sur une plage horaire restreinte et intense dans la journée, à savoir, sur une durée de 4h à 5h en soirée en semaine, et sur 6h à 8h en après-midi et soirée le week-end. Le prix de la course oscillant entre 3 € et 5 €, le niveau du CA à l’heure dépend de la dispersion géographique des points de livraison. Leur proximité entre eux peut favoriser le volume de CA/H. Si la fourchette moyenne de CA/H observée varie entre 10 € et 15 €, il existe des jours et des plages horaires à très faible activité. Les coursiers souhaitant accroître leur CA se soumettent nécessairement à effectuer des permanences pour effectuer quelques courses supplémentaires. Ces heures de permanence sont des heures travaillées car mobilisées, mais non rémunérées. D’où la démonstration de Sarah ABDELNAU sur l’important volume d’heures à travailler pour atteindre un niveau de rémunération à peu près correct.

Nous précisons que toute entreprise est contrainte à des charges d’activité économique telles que l’assurance professionnelle obligatoire pour tout entrepreneur (Responsabilité Civile et Professionnelle), les frais bancaires, les achats divers, les frais d’équipement, les frais de réparation avec l’achat de pièces, etc. Dans le cas développé ici, nous rappelons que le modèle fiscal d’auto-entrepreneur fait supporter ces charges sur le revenu et non pas sur le CA (conformément aux règles financières et comptables du régime réel). Ces charges entrepreneuriales réduisent d’autant le niveau de revenu réel des coursiers. Le modèle économique de courses aux particuliers ne permet pas à des travailleurs de se rémunérer au niveau du SMIC ni d’avoir une solide protection sociale.
Ainsi, les pratiques managériales des plateformes influencent la réorganisation sociale. Désormais émerge une classe sociale de travailleurs-serviteurs. Chaque consommateur de plateforme transforme l’autre en serviteur, c’est une nouvelle forme de domesticité.

La disruption : les avancées sociales et politiques prises de vitesse
L’avancée technologique prend de vitesse les avancées sociales. Bernard STIEGLER observe une rupture brutale, soudaine et rapide des organisations sociales.
Les entreprises numériques contournent le droit du travail. La rémunération n’est pas constante d’un mois sur l’autre. Elles ne cotisent pas aux caisses de retraite. Il n’y a pas de convention collective. Il n’y a pas de droit au chômage. Le droit à la couverture sociale accident et maladie profession est insignifiant. Fraude et évasion fiscale sont de mise.
L’organisation sociétale se voit réaménagée. La division sociale du travail est revisitée. Les valeurs de politique sociale sont remises en cause. Les politiques fiscales sont boycottées.
Selon Bernard STIEGLER, nous sommes face à une régression du seul fait de la position monopolistique des entreprises numériques qui sont aujourd’hui en possession de davantage de pouvoir politique et économique que les Etats eux-mêmes.

3. BIFURQUER : individuation des savoirs, contributif et indépendant

L’individuation, un nécessaire changement de société
Bernard STIEGLER encourage à « bifurquer » pour sortir de l’économie collaborative vouée à la satisfaction des besoins primaires.
Pour ce faire, il encourage l’individuation, à savoir, à devenir citoyen acteur, citoyen entreprenant, citoyen contributeur. Bernard STIEGLER défend un modèle d’économie contributive où tout acteur accomplit et s’accomplit par la création de valeurs dédiées au bien commun. La transformation passe la nécessaire fin de l’emploi, la fin du salariat pour nous ouvrir sur une nouvelle ère du travailleur entrepreneur.
Le fait d’entreprendre conduit à l’exploration de ses connaissances, à la progression de ses savoirs. Être citoyen contributeur consiste à alimenter son savoir-faire, son savoir-vivre et son savoir-concevoir : entreprendre, œuvrer, opérer, créer, penser, innover, initier, faire, transformer… pour déployer l’économie contributive et rompre avec la régression sociétale.

La valeur travail : savoir-utilité-rémunérateur
Nous avons vu plus haut que l’hyperconnexion de la société a renforcé le déploiement de l’économie consumériste. Le capitalisme cognitif a réussi sa conquête de l’outil de production et sa possession de la valeur des travailleurs en agissant sur trois axes : savoir, utilité, et rémunération.
Il dépossède les travailleurs des savoirs. La parcellisation réduit considérablement la tâche et anéantit la valeur technique quasiment à néant. Les plateformes détiennent les informations commerciales majeures (coordonnées des clients, etc.), imposent le rythme et leur charte publicitaire dépossédant le travailleur.
Il enraye l’utilité sociétale des travailleurs. Les tâches confiées aux travailleurs sont standardisées. Ils en deviennent interchangeables. Leur contribution parait inutile. Ils ne sont pas indispensables.
Il dévalue la valeur financière du travail. Les tâches émiettées sont infimes. Elles mobilisent chacune très peu de temps. Elles ont une valeur pécuniaire ridicule.
Nous proposons aux travailleurs indépendants désireux d’engager le déploiement de l’économie contributive, de renforcer leur capacitation selon la désignation d’Amartya SEN . Ceci consiste à développer ses capacités de savoirs.

Le diagramme « liberté et dépendance au travail »
Nous avons la volonté d’inciter les entrepreneurs à devenir acteurs de cette bifurcation, c’est-à-dire à résister face aux trois facteurs de pression de dépossession vus ci-dessus : savoir-utilité-rémunération.
Pour ce faire, nous étudions une façon d’accompagner les entrepreneurs à conscientiser les points de vigilance et leurs atouts, pour préserver leur liberté et leur indépendance sur trois axes de résistance :

  • cultiver leurs savoirs,
  • s’accomplir en contribuant à la société,
  • se rétribuer convenablement.

Nous souhaiterions imaginer un modèle qui croiserait des faisceaux d’indices entre les degrés du niveau de maîtrise des savoirs, de sa contribution au comons et de sa rémunération. Le recueil des données et des graduations s’effectuant grâce à un questionnaire d’auto-diagnostic, les indicateurs ainsi placés sur un diagramme permettraient de mesurer le degré de liberté et le degré de dépendance de 0% à 100% de l’entrepreneur.
La mesure porterait sur les savoir-vivre comportant un axe pour estimer l’implication de l’entrepreneur au service de son territoire (sa contribution à l’intérêt général en tant que bénévole, élu), un axe pour sa capacité à prendre soin de sa personne en s’accordant des temps de repos (avec une référence à la durée minimum de repos hebdomadaire recommandée par la santé publique) et un axe pour relever le degré d’autonomie dans ses activités commerciales (relation directe au client, définition de sa propre politique commerciale).
La mesure comprendrait le savoir-concevoir afin d’évaluer la marge de manœuvre ou l’aptitude à innover (la créativité comme source d’amélioration des conditions de travail, de valorisation de son offre différentielle).
Le savoir-faire ferait aussi l’objet de mesure au travers de deux axes pressentis : celui de la maîtrise de son outil de production et de travail, et celui du niveau de maîtrise partielle ou complète de la compétence métier afin de mesurer le niveau de dépendance à un tiers.
L’axe de la mesure du niveau d’autonomie financière s’effectuerait à partir de données autour du pouvoir d’achat, de la rémunération, du niveau de précarité de l’entrepreneur.

Nos travaux se poursuivront dans les prochains mois. Nous bâtirons une matrice de mesure de degré de liberté et de dépendance du travailleur. Nous sélectionnerons un échantillon de travailleurs hétérogène, afin de réaliser des entretiens via une grille de questions précises. Les données collectées, graduées de 0% à 100% sur 7 axes d’analyse, serviront à renseigner le « Diagramme de mesure de la liberté et de dépendance du travailleur ». Nous vérifierons la pertinence de cet outil comme une aide à la décision stratégique pour les travailleurs en quête de sens.

CONCLUSION : PERIMETRES DU TRAVAIL

Nous avons observé que le business d’un travailleur indépendant pouvait être tributaire d’un système automatisé numérique d’apport d’affaires tels que des développeurs informatiques dépendants des plateformes de mise en relation commerciale, ou encore des coursiers de l’application (VTC, vélo, etc.).
Nous avons perçu qu’être acteur de son business à l’heure de la digitalisation passe par la maîtrise des outils numériques. Ceci laisse à supposer que tout entrepreneur ait intérêt à intégrer ces compétences numériques dans sa capacitation professionnelle. Par exemple, un entrepreneur pédagogique peut ainsi diffuser des connaissances, des recommandations via des espaces de partage de connaissance (site internet, réseaux sociaux, etc.). Il peut animer des espaces de collaboration et échange de savoir (applications, forums, webinaires, conférences en ligne, etc.). Il peut également structurer des espaces d’accompagnement à l’appropriation de savoir (classes virtuelles, plates-formes LMS : parcours pédagogique numérisé et personnalisé, etc.).

Face à la nécessaire appropriation de capacités numériques, ne sommes-nous pas témoins d’une rupture sociale entre travailleurs, reposant sur leur aptitude à changer leurs habitudes de pratiques professionnelles ? Ce différentiel de capacitation numérique n’impose-t-elle pas une nouvelle forme de division sociale du travail ? N’est-ce pas là une redistribution des pouvoirs face aux règles et rapports de force dans l’espace virtuel : des travailleurs-aliénés par la digitalisation et des travailleurs-conquérants ?
Ne passerions-nous pas de la division sociale traditionnelle du travail col blanc / col bleu, à la division sociale digitalisée du travail : capacitation globale / dépossédé des savoirs ?
Au-delà du statut juridique du travailleur (freelance ou salarié), la question d’indépendance sociale dans sa relation de travail ne se situe-t-elle pas davantage dans sa propre organisation personnelle de son activité professionnelle et dans son niveau de compétence en stratégie entrepreneuriale que dans le seul critère d’un statut juridique et social ?

Nous poursuivrons notre réflexion à travers une étude terrain pour vérifier l’hypothèse qu’un travailleur peut être sous statut salarié et être indépendant et autonome, et qu’un travailleur peut être sous statut freelance et être dépendant démuni de quelque décision que ce soit.


BIBLIOGRAPHIE
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B. STIEGLER 2018 « Qu’appelle-t-on panser ? 1.L’immense régression ». Éd. Les liens qui libèrent.
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