Nous avons rédigé un article concernant le lien entre le développement des travailleurs isolés (salariés en télé-travail, freelance, EIRL, Auto-Entrepreneur…) et la mutation spatio-temporelle de l’organisation du travail vers des modèles collaboratifs d’espace de travail commun et de numérisation d’outils manageriaux à distance.
Elle confronte deux visions d’impact de l’isolement professionnel :
-La première considérant qu’il peut être à l’origine d’une fracture du cadre de protection sociale du travail conduisant à l’émergence de travailleurs isolés, aliénés et précarisés.
-La deuxième étant qu’il peut être source d’innovations sociales et collaboratives ouvrant à de nouvelles expériences d’autres formes de coopération et d’opportunités collectives.
Mots-clés : télétravail – freelance – uberisation – coworking – collaboratif
Mutation du travail et réflexes collaboratifs de protection du travailleur.
Notre étude, présentée à l’occasion du Colloque MTO en octobre dernier, s’est concentrée sur l’émergence d’une catégorie de travailleurs qui rompt avec le cadre salarial traditionnel. Ces travailleurs exercent leur activité sans partager un établissement commun avec une équipe de salariés de la même entreprise. Ils ne sont pas non plus en prise directe avec l’autorité hiérarchique. Ces travailleurs, s’ils ont des statuts diversifiés, ont en commun de travailler de manière isolée.
Parmi les formes juridiques identifiées de ces travailleurs isolés, nous identifions les salariés en télé-travail et les freelance. Le « freelancing » (TRUONG, 2016) recouvre différentes réalités. Il peut s’agir de travailleurs indépendants en auto-entrepreneur, en entreprise individuelle, en société ou encore en portage salarial.
En 2014, le rapport de l’Européan forum for independant Profesionnals révèle que le freelancing a connu une croissance de 85% en 10 ans. François TRUONG note que si le travail en freelance a émergé depuis les années 80, il prend un essor nouveau avec l’actualité des débats sur la loi travail et le statut du travailleur.
Alors que s’amorce une « atomisation du monde du travail » (ARTUS, VIRAR, 2018), se déploient ces dernières années, les pratiques collaboratives du travail. La numérisation du travail, l’« hyperconnexion » (STOR, ULPAT, 2017) des pratiques professionnelles conduisent à une effervescence d’outils collaboratifs. Emerge une tendance à promouvoir une autre forme d’économie : l’économie collaborative (PRIETO, SLIM, 2018). Des élans et aspirations de travailleurs qui veulent s’émanciper du système en place avec « l’ambition de changer le monde » à travers une forme d’économie du partage selon Marc PRIETO et Assen SLIM.
Notre terrain d’étude, Montpellier, témoigne de ce phénomène par la seule croissance du nombre d’espaces de coworking en 4 ans. En 2014, le coworking restait très anecdotique et difficile à repérer. Montpellier n’en comptait pas plus de trois. 2018, à travers nos rencontres avec les gérants d’espaces de coworking montpelliérains, nous avons répertorié près d’une vingtaine d’espaces de travail mutualisé.
Avec un tel phénomène de croissance exponentielle, nous avons eu la tentation de mener une étude des profils des coworkers montpelliérains de deux manières. La première à l’aide d’entretiens semi-directifs menés sur place au sein des espaces de coworking avec leur gérant respectif. La deuxième au moyen d’un questionnaire numérisé à questions fermées à l’attention des coworkers.
Nos hypothèses de réflexion sont partagées. D’une part, nous nous interrogeons sur le fait que l’isolement du travailleur peut fragiliser sa protection sociale en l’exposant aux risques liés à l’arrêt de travail, à la perte de son pouvoir d’achat, à l’incertitude de carrière, à l’absence d’accès aux avantages des salariés (CE,…). D’autre part, le freelancing a créé un effet d’aubaine pour les personnes démunies de perspectives professionnelles (étudiants, chômeurs, salariés licenciés, séniors,…) ; ils créent leur propre activité professionnelle et participent à développer de nouveaux modes de travail, à créer de nouveaux outils collaboratifs, à inventer d’autres formes coopératives, à innover des outils connectés collectifs.
Ainsi, le phénomène du travailleur isolé est-il une menace pour la protection sociale du travail ou une opportunité d’innovation sociale collaborative ?
Dans un premier temps, nous observons cette transformation du modèle de travail sous le prisme inquiétant de la fragilisation du statut du travailleur. Dans son article, François TRUONG fait état d’un modèle salarial de moins en moins adapté aux besoins des entreprises qui recherchent des expertises qualifiées, des compétences pointues et surtout des missions ponctuelles.
Les entreprises expérimentent de nouvelles manières de constituer des ressources d’expertises en quête de flexibilité, de réactivité et de rentabilité. La nécessité de maîtriser leurs coûts de fonctionnement de manière à améliorer leur productivité, conduit les entreprises à se dégager des contraintes financières et de leurs obligations sociales.
La solution du télétravail optimise le rapport entre mobilisation d’une expertise spécifique et disponibilité du travailleur. Sans déplacement ni déménagement de la main d’œuvre, sans aménagement non plus d’un nouvel espace de travail au sein de l’entreprise, en somme, sans coût de fonctionnement supplémentaire, l’entreprise peut se doter, en toute souplesse, d’une compétence particulière quelque soit son implantation géographique d’origine.
En matière de souplesse et d’immédiateté de la mobilisation de compétences pointues, nouvelles et ponctuelles, le travailleur en freelance représente également une véritable aubaine. Le statut est d’autant plus pratique, qu’avec le développement du freelancing, se sont déployées de nouvelles formes d’organisation du travail, plus exactement, de nouvelles formes de mise en relation entre l’offre et la demande de main d’œuvre.
En effet, les plateformes de mise en relation entre donneurs d’ordre et freelance connaissent un véritable succès en cette dernière décennie (TRUONG, 2016). Formidable vivier d’expertises en attente de missions, les plateformes permettent aux entreprises de faire « leur marché » à la main d’œuvre en tirant vers le bas les tarifs des prestations.
Les freelances présents sur ces plateformes sont de jeunes hommes célibataires pour leur grande majorité : 73% sont des hommes, 70% ont entre 18 et 34 ans, 66% sont célibataires. Pour un tiers d’entre eux, ils vivent cette expérience professionnelle comme une transition, conscient de la précarité de ce modèle de travail. « Le statut de travailleur indépendant n’est pas toujours un choix ».
Nous vivons une transformation des formes du travail. Une étude « A vision for the economy of 2040 » conduite par trente économistes, technologues, politiques et entrepreneurs sous la direction de Vivian GIANG, précise qu’en 2040, il n’y aura plus de postes fixes. Les travailleurs cumuleront des missions de durée variable qui, additionnées les unes aux autres, constitueront un parcours professionnel, une carrière faite d’une succession de missions différentes. « Un nombre croissant d’individus seront leurs propres patrons ».
L’isolement du travailleur, qu’il soit salarié en télé-travail ou en freelance, semble être la direction que prend le marché du travail. Une forme atomisée du statut du travailleur qui se retrouve isolé dans ses prises de décision, vulnérable dans les échanges économiques, exposé à la compétitivité du marché, fragilisé face aux aléas économiques, financiers et de santé, précarisé dans sa rémunération irrégulière et incertaine.
Robert CASTEL en 1995, décrivait « la désafiliation » ce mécanisme social d’exclusion de l’individu par la perte de son emploi salarié. Il expliquait en quoi la relation de travail permettait à l’individu de faire société, d’être partie prenante de la vie sociale : fonction professionnelle, statut de salarié, droits sociaux communs, aide syndicale, accès au logement, accès à l’emprunt bancaire… Le travail salarié est un statut, en France, qui a été construit sur des fondements de protectorat. Un système conçu sur un principe de solidarité qui permet de sécuriser le travailleur en cas de perte d’emploi (chômage), d’accident de travail (maladie), d’arrêt de travail (retraite).
Dans les prémices de nos retours terrain auprès des coworking montpelliérains, les quelques matériaux recueillis à ce jour, nous font pressentir une conscience partagée par les interviewés de contribuer à une mutation du modèle de travail, sans toutefois se sentir en situation de précarité. Il s’agira pour nous d’approfondir davantage ces points auprès des intéressés afin de vérifier formellement notre hypothèse.
En effet, car nos lectures nous conduisent à identifier que les travailleurs isolés, se plaçant en dehors de ce système protectorat, s’exposent à la « désintermédiation » (LEMONE, 2014). En effet, en exerçant hors cadre de l’entreprise, les travailleurs isolés s’excluent d’un système maillé de relations humaines qui se manifeste par le partage d’un esprit d’équipe, l’appartenance à une image de marque, la contribution à un service, la reconnaissance au sein d’un organigramme, la complicité en team building ou en voyage CE. La vie en entreprise est une vie sociale à part entière dans laquelle évolue un travailleur salarié.
Un rapport de l’IGAS rendu en Mai 2016, révèle que les plateformes collaboratives représentent un risque réel pour les travailleurs pour leur emploi et leur protection sociale. Ces plateformes placent les travailleurs dans un grand isolement social et professionnel, elles les exposent à davantage d’insécurité du travail, elles leur font subir un temps partiel et des horaires contraints, elles conduisent à la parcellisation du travail à la demande. En somme, ce rapport abonde notre observation dans le sens où le développement des plateformes de freelancing soumettent les travailleurs isolés à de nouvelles formes de dépendance économique et de pouvoir de décision ainsi qu’à une moindre protection face aux risques sociaux.
Le développement d’une société de travailleurs indépendants peut ouvrir la voie à « une précarité accrue et de nouveaux rapports de subordination » (PRIETO, SLIM, 2018).
Notre second temps de réflexion, souhaite observer par un autre prisme de vue, le phénomène de propension du travailleur isolé : il pourrait être une occasion formidable d’expérimentations de nouvelles formes de travail collaboratif.
Nous avions en charge la gestion d’une société de portage salarial coopérative dans le Doubs (25), quand nous avons été témoins d’un fort élan du freelance avec l’entrée en vigueur, en janvier 2009, du régime social Auto-Entrepreneur. Détourné de sa vocation initiale visant en la régularisation fiscale et sociale de sources de revenus complémentaires réalisés par des salariés, des retraités ou des étudiants, le régime Auto-Entrepreneur a créé un engouement auprès de personnes démunies de perspectives professionnelles : étudiants, chômeurs, salariés licenciés, seniors.
Perçu comme un « statut » d’entreprise facile, rapide, pratique et pas cher, il a suscité des vocations à « se lancer seul » sans patron. Cette initiative est vécue individuellement comme une véritable propulsion dans la marchandisation de ses savoir-faire : traduire ses compétences en produits et leur attribuer une valeur marchande. Il s’agit d’une formidable expérience individuelle innovante car elle implique de réinterroger sa démarche professionnelle, faire progresser de nouvelles compétences, être amené à raisonner autrement la relation au travail non plus employeur-employé, mais désormais client-prestataire.
La nécessité vitale place le travailleur devenu indépendant dans une démarche d’innovation où il se doit de stimuler sa créativité pour subsister. Est-ce par esprit grégaire ou par réflexe de survie ? Quoiqu’il en soit, parallèlement à la progression du volume de travailleurs indépendants, se sont développées les pratiques collaboratives.
« L’hyperconnexion » (STORA, ULPAT, 2017) de notre société et de nos outils de travail a numérisé nos relations professionnelles et associée à l’émergence d’une catégorie grandissante de travailleurs indépendants isolés, elle déploie les outils numériques collaboratifs. Plus qu’une révolution du système économique, nous vivons avec le numérique une réelle transformation (LEMONE, 2014).
Les plateformes collaboratives de travail permettent de mobiliser simultanément les meilleurs savoir-faire n’importe où dans le monde, facilitent la contribution de compétences diversifiées, enrichissent d’expertises les projets et optimisent la performance du produits/prestations sur le marché.
François TRUONG présage davantage de formes de mutualisation des travailleurs isolés visant à atténuer le risque économique. Face à la vulnérabilité économique et sociale en comparaison à la protection sociale du travail salarié, les travailleurs indépendants contribuent à développer des plateformes pour les aider à anticiper et à gérer les situations critiques et imprévues.
L’économie collaborative, modèle d’économie du partage, est un réservoir d’innovations porteur de solutions aux enjeux collectifs (PRIETO, SLIM, 2018). La diffusion durable des pratiques collaborative est favorisée par les progrès technologiques, le déploiement d’Internet à très haut débit et Internet mobile.
Nous remarquions en début de notre article, la croissance fulgurante d’espaces de co-working à Montpellier leur nombre se multipliant quasiment par cinq en 4 ans. Nous conjuguons à ce constat, l’augmentation de professionnels hébergés dans des sociétés de portage salarial ainsi que l’augmentation des entrepreneurs-salariés au sein des sociétés coopératives d’activités et d’emploi (CAE) qui connaissent de plus en plus de succès au vu des statistiques nationales des deux principales fédérations de CAE (Copéa et Coopérer pour entreprendre). Le nombre d’entrepreneurs coopératifs a triplé en 20 ans, ils sont 10.500. Ils réalisent 170.000 millions de chiffres d’affaires.
Les travailleurs isolés ont fait preuve d’innovation en matière d’organisation de travail pour sécuriser leur cadre de travail. Ils organisent des plateformes freelance exigeantes sur le plan du professionnalisme et sur l’immatriculation de ses professionnels afin de contrer les tensions sur leurs tarifs : Codeur, Creads pour la création graphique, Stealth Worket pour la cybersécurité…
Le portage salarial permet le maintien d’une activité professionnelle tout en étant bénéficiaire des droits de la protection sociale salariale. Les solutions coopératives offrent un cadre de mutualisation de moyens : secrétariat, comptabilité, assurance, mutuelle,… Les espaces de co-working proposent un partage de moyens (bureau, connexion, espaces).
Nous observons que les travailleurs isolés pratiquent le collectif pour rompre l’isolement social et économique. Ils développent la pratique du réseau. Jérémy RIFKIN, en 2005, prévoyait que le capitalisme du XXI° allait céder la place aux réseaux d’individus. Désormais les pratiques collaboratives, de mise en réseau, de mutualisation sont une compétence à part entière du professionnel du XXI° (LE BOTERF). L’économie de réseau est la réponse collective émergente des travailleurs isolés pour sécuriser leur cadre de travail. Ils participent à l’avènement de nouvelles formes d’organisation de travail : l’ère de l’empowerment.
En conclusion, nous observons que la croissance de la catégorie des travailleurs isolés s’accompagne de la croissance de l’économie de réseaux. Le recours à l’économie collaborative est vécu par le travailleur comme une manière de se libérer des contraintes hiérarchiques et une façon de s’extraire de l’économie productiviste (PRIETO, SLIM, 2018). Toutefois, il devra veiller à ne pas confondre statut et autonomie comme le met en garde Patrick ARTUS. Le phénomène d’ubérisation conduit des travailleurs à opter pour un statut d’indépendant sans avoir d’autonomie car tributaires des résultats d’un algorithme. Il s’agit d’un nouvel élément d’aliénation de l’individu.
En revanche, nous vivons le double phénomène à cette mutation spatio-temporelle de l’organisation du travail, celui d’une part du travailleur isolé et d’autre part celui de l’économie de réseau. Ces nouvelles formes collectives d’économie de réseaux auront-elles le même pouvoir de protection des travailleurs que le système de protection sociale salariale historique français ? Nous avons observé l’émergence et le développement d’outils numériques collaboratifs, d’outils managériaux à distance, de groupements d’achats pour travailleurs indépendants, de temps d’échange (work shop, afterwork, nuits du pitch…), de lieux mutualisés (coworking).
La sécurisation du travailleur du XXI° semble se parcelliser exigeant du travailleur qu’il conserve une démarche continue d’innovation collective de sorte à composer ses réponses à ses besoins de protection individuelle.
POUR ALLEZ PLUS LOIN DANS LA REFLEXION VOICI UNE IDEE DE BIBLIOGRAPHIE :
ARTUS P., VIRARD M.-P., (2018), Et si les salariés se révoltaient ? , Fayard.
CASTEL R., (1995), Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Fayard.
LOWEN E., (2009), Solitude et condition humaine : le défi existentiel de la solitude dans la condition humaine. Conférence n°1600-212, association Aldéran Toulouse.
PIETER W., DE GROEN, MASELLI I., (2016), The impact of de Collabotive Economy on the Labour Market, CEPS SPECIAL REPORT N°138 Juin 2016
LE BOTERF G., 2013, Travailler en réseau et en partenariat, EYROLLES
LEMONE P., (2014), La nouvelle grammaire du succès : la transformation numérique de l’économie française. Rapport au gouvernement. novembre 2014
PRIETO M., SLIM A., (2018), Idées reçues sur l’économie collaborative, Le Cavalier Bleu.
RIFKIN J., (2005), L’âge de l’accès. La Découverte.
ROSANVALLON P., (1998), La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Coll. Points essais.
STORA M., ULPAT A., (2017), Hyper connexion, Larousse.
TRUONG F., (2016), Freelance et plateformes : quand l’union (dé)fait la force . 19 mai 2016 .. FABERNOVEL INSTITUTE . Future of Work . Talent et RH