ARTICLE DE RECHERCHE COLLECTIF_Colloque Management des Technonologies Organisationnelles 1er octobre 2020_FannyLIGNERE_AnneSOUETRE_FatimaSFIA
Le fait d’être libre et la capacité de commencer quelque chose de neuf coïncident… Ce n’est que là où le je veux et le je peux coïncident que la liberté a lieu. Hannah Arendt
Le travail indépendant est certainement une nouveauté de ce début de XXIème siècle. Depuis ces dernières années, la pratique des métiers change de forme, et exercer en indépendant est devenu usuel, à tel point que l’on trouve, à côté d’offres d’emplois salariés, des missions de travail indépendant. Cette mutation du salariat vers ce statut entrepreneur interroge l’avenir du modèle de protection sociale des travailleurs. Héritages de luttes syndicales, les conditions de sécurité économique, médicale et de prévoyance des travailleurs sont bâties sur un système de cotisations salariales, dont on peut douter qu’elles fassent défaut aux travailleurs indépendants.
Les encouragements politiques à exercer un métier en dehors de cadre du salariat, la tendance à un état d’esprit libéral anglo-saxon, la pression du chômage, etc., sont autant de facteurs conjugués qui conduisent à la recrudescence de nouveaux travailleurs indépendants. Subir le statut entrepreneurial, car vécu comme une solution pour travailler, n’est pas propice pour piloter une réussite socio-économique. De nombreux entrepreneurs en solo sont dénués de culture entrepreneuriale, ne possèdent aucune notion de rentabilité financière, ne détiennent pas les clés commerciales pour défendre leur rémunération. De la vulnérabilité résulte une paupérisation.
Dans ce contexte, quelle est la perception des travailleurs indépendants sur leur statut, leurs motivations et freins ? A-t-elle évolué suite à la crise du Covid-19 ? Et pourquoi malgré les difficultés certains poursuivent-ils leur carrière ?
Concours de circonstance, alors que la crise sanitaire du covid-19 survenait, nous terminions une enquête de terrain lancée en janvier 2020, qui sondait des travailleurs indépendants pour identifier leur motivation à persévérer dans un statut précaire. Notre étude s’est trouvée face à un contexte de crainte de l’inconnu sanitaire en janvier-février 2020, à l’arrêt total de l’économie en mars-avril 2020, à des pronostics de crise économique majeure pour fin 2020.
Ainsi, nous avons procédé à une deuxième vague de sondage en juin 2020. Nous pouvions comparer les données avant et après l’impact d’un phénomène touchant l’ensemble des acteurs économiques.
Nous constatons dans une première partie une mutation du travail vers l’entrepreneuriat, notamment à travers la littérature, académique comme grand public. En deuxième partie, nous traitons les éléments de l’enquête centrée sur l’intimité du travailleur indépendant révélant son expression subjective et son ressenti individuel pour expliquer ses motivations personnelles à persévérer dans l’entrepreneuriat.
Contexte et analyse de la littérature
Le monde du travail en France connaît, au cours de ces trois dernières décennies, une mutation de ses statuts d’exercice de l’activité professionnelle[1]. Si cette mutation se traduit pour le secteur du commerce et de l’artisanat par des indépendants qui cèdent la place au salariat, via l’implantation des grandes-surfaces entre autres, elle se manifeste tout autrement pour le secteur du service. Les professionnels de la communication, de l’informatique, des études, du conseil, de la formation, etc., vivent le phénomène inverse. Ces métiers jusqu’alors institutionnalisés, encadrés et régis par des administrations, se transforment : ils s’externalisent. Le salariat, majoritairement représenté, transite vers une nouvelle forme de statut : le travailleur indépendant.
Le travailleur catégorisé d’indépendant exerce sous différentes formes de statuts : freelance, auto-entrepreneur, entreprise individuelle, portage salarial, etc. Le phénomène du travail indépendant est corollaire d’une pratique « en solo, sans patron et sans employés ». En 2014, alors que 6 indépendants sur 10 dans les secteurs hors services emploient au moins une personne, ceux du secteur des services (notamment dans les métiers à fort contenu cognitif et les professions paramédicales) sont 74% à n’avoir aucun employé[2].
La France compte 3,1 millions de travailleurs indépendants[3]. Si l’on peut attribuer ce résultat à l’évolution des mentalités sur la notion du « travail » dans l’esprit des nouvelles générations, les décisions politiques ont influencé activement la tendance en légiférant en faveur de ces nouvelles formes de travail. En effet, les politiques publiques de ces dernières décennies ont été envisagées laissent envisager que la création de son propre emploi serait une solution pour lutter contre le chômage. C’est ce qu’étudie Sarah Abdelnour[4] : elle identifie que le tournant politique s’est produit dès la fin des années 1970. Selon son observation, les différents partis au pouvoir – quelle que soit leur appartenance – s’inspirent du modèle social de tradition nord-américaine, ayant pour fondement « la petite entreprise individuelle ».
Jean-Marc Vitorri, plus récemment[5], poursuit cette réflexion, présentant ce statut comme « précieux dans une France qui créé trop peu d’emploi ». La création d’entreprises unipersonnelles est désignée comme la solution aux tensions de chômage sur le marché du travail, et facteur de redynamisation économique.
C’est la loi de modernisation de l’économie de 2008[6] qui introduit le nouveau statut d’ « auto-entrepreneur » dès son entrée en vigueur le 1er janvier 2009. Cette législation marque un symbole fort dans la volonté politique d’encourager un changement dans l’esprit des travailleurs : créer son propre emploi comme solution à une problématique liée à l’absence de travail ou liée à un malaise dans l’exercice de son activité professionnelle. L’argument politique avancé sur la facilité administrative et fiscale pour l’accès à ce nouveau statut, suscite un effet d’aubaine pour les travailleurs sans emploi, pour ceux en quête d’évolution professionnelle, pour ceux en attente d’une revalorisation de leur rémunération. Le prétexte de la facilité administrative alimente l’illusion de la facilité de créer et piloter une entreprise. Ainsi s’engouffrent dans ces statuts entrepreneuriaux certains professionnels en réalité en posture de salariés.
C’est ce qu’observe Sarah Abdelnour, qui rapporte dans son ouvrage l’opportunité saisie par des employeurs : « des anciens salariés poussés par leurs employeurs à prendre le statut d’indépendant […]. Ces travailleurs se trouvent parfois dans des situations de forte dépendance par rapport à un donneur d’ordre unique »[7].
Certes en possession d’une maîtrise technique et d’une expertise métier, ces auto-entrepreneurs sont dénués, pour leur majorité, de compétences entrepreneuriales. L’amalgame avec la facilité administrative annoncée expose des professionnels non aguerris aux pratiques de prospections commerciales, aux calculs de rentabilité économique, aux négociations tarifaires, à la défense de leur propre rémunération. Alors qu’ils sont rattachés à un statut dit « indépendant », ces travailleurs se retrouvent soumis à une relation de subordination à leur propre client, car ils ne savent pas trouver de nouveaux clients, ni estimer les coûts de revient de mission, ni mener une négociation commerciale pour défendre un prix horaire rentable.
Cette fragilisation dans les relations économiques et commerciales ne concerne pas une minorité : un travailleur indépendant sur cinq dépend économiquement d’une autre entité[8]. L’Insee met en évidence la précarité sociale, économique et financière des travailleurs indépendants. 10% d’entre eux dépendent d’un seul client ; ils vivent une relation de salariat déguisé sans bénéficier d’une protection sociale digne d’un statut de salarié.
La conséquence est financière : 90% des auto-entrepreneurs dégagent un revenu inférieur au Smic au bout de trois ans d’activité[9]. La conséquence est également sanitaire, puisque la majorité des travailleurs indépendants ne s’autorise pas à être malade et vit avec l’inquiétude d’une interruption d’activité et de non-rémunération en cas d’arrêt maladie.
C’est ce que constate également Arnaud Lacan[10], qui, pour mettre en évidence le lien entre l’exercice du métier d’indépendant et la santé mentale, définit le bien-être au travail comme « un état d’esprit caractérisé par une harmonie satisfaisante entre d’une part les aptitudes, les besoins et les aspirations du travailleur et, de l’autre, les contraintes et les possibilités du milieu de travail »[11]. Selon son analyse, les facteurs du bien-être au travail seraient l’aptitude à se soustraire à une relation de subordination d’emploi, à s’aménager un cadre spatio-temporel adapté à sa vie personnelle, à s’octroyer le choix des missions et de ses clients – en somme, la liberté.
Cet article révèle également un paradoxe : alors qu’ils vivent en situation de précarité socio-économique, les travailleurs indépendants expriment un bien être moral. Pour élucider ce paradoxe, Arnaud Lacan s’appuie sur le projet nietzschéen de « faire de sa vie une œuvre d’art ». Le travail indépendant offrirait une diversité de modes d’activité professionnelle, voire de vies : « une palette de solutions riche pour composer une mosaïque équilibrée […] oui, en ce sens, le travail indépendant peut contribuer au bien-être et au bonheur »[12].
Mais l’épanouissement recouvre une dimension subjective qui interroge notre démarche objective. Afin de mieux cerner ce concept, penchons-nous sur les sources de motivation qui animent les travailleurs indépendants à persévérer dans ce statut, en nous inspirant des notions de « richesse » et de « valeur travail » au sens d’Hannah Arendt[13].
La politologue philosophe étudiait les modalités de mise en action du travail. Selon elle, l’homo faber, représenté par l’artisan et l’artiste, est l’incarnation du travail la plus épanouissante, car elle permet la production libre d’une œuvre complète, d’un ouvrage global : la via contemplativa. La réalisation du travail est vécue comme un accomplissement, un prolongement de soi. Le monde moderne et l’économie dévalorisent tout ce qui ne produit pas de la richesse : la via activa. Selon elle, l’industrialisation a élevé la notion d’utilité au rang de valeur. Un amalgame s’est créé entre la notion de valeur et celle de richesse, et de la richesse à l’utilité. Et en prolongeant la pensée d’Hannah Arendt, réduire la valeur à richesse conduit à instrumentaliser autrui : si le travailleur n’est pas utile, il n’est rien pour la société. Le travailleur troque la valeur travail contre la richesse. Il cède l’autonomie que possède l’artisan dans son outil de production, dans la créativité, dans le prolongement de soi et dans la réalisation accomplie. Il opte pour une rémunération garantie liée à la réalisation d’une tâche voire d’une mono-tâche selon le modèle fordiste de parcellisation.
On peut se demander si la mutation des formes de travail traduite par l’avènement du travailleur indépendant que nous constatons dans l’environnement économique contemporain ne serait pas la traduction d’une inversion du processus décrit il y a 60 ans par Hannah Arendt. Nous serions ainsi témoins d’une sorte de reconquête de la via contemplativa par certains travailleurs : les travailleurs indépendants, qui se réapproprieraient la valeur travail sur la richesse rémunératrice, en favorisant une carrière qui procure du plaisir, qui permette de belles réalisations, de beaux accomplissements, qui réinvestisse l’honneur et la fierté de faire partie de la société, qui contribue à donner du sens à l’acte de travail.
Pour tenter de répondre à cette interrogation, nous avons cherché à confronter ce constat avec la réalité, en conduisant une étude, dont l’objectif était de recueillir des données et informations sur la perception des travailleurs indépendants quant à leur activité professionnelle.
Etude empirique
Notre étude empirique repose sur une enquête, composée de questions fermées et ouvertes, et administrée en deux temps par un questionnaire diffusé en ligne via les réseaux sociaux : un premier volet au mois de janvier 2020, un second volet après le confinement et dans les premiers temps de la crise du Covid-19, en juin 2020. De plus amples détails sur la méthodologie et les analyses complètes sont disponibles en annexe. Nous illustrerons l’analyse tirée de cette étude de propos recueillis dans le cadre des enquêtes.
Avant d’examiner les résultats à proprement parler, évoquons rapidement la population interrogée. Un certain nombre de questions posées en préambule des questionnaires nous ont en effet permis de collecter des informations et renseignements sur les travailleurs indépendants que nous avons interrogés. Ainsi, il en ressort que la population interrogée n’est pas totalement représentative de l’ensemble des travailleurs indépendants en France. Cet aspect, que nous soulevons plus en détail en annexe, ne nous a pas échappé, mais ne nous contraint pas – les résultats de l’enquête étant, certes non représentatifs, mais significatifs en tant que tels.
Nous nous sommes donc adressé à des personnes exerçant essentiellement sous forme de société ou d’entreprise individuelle[14], travaillant pour la grande majorité seuls[15], depuis 2 à 10 ans[16]. C’est une population intéressante, car relativement variée, et ancrée dans cette pratique, et dont les témoignages et éclairages ont été abondants.
Attachons-nous maintenant à examiner les résultats issus de cette étude. Dans un premier temps, nous allons aborder les difficultés rencontrées, qu’elles soient subies ou assumées. La première difficulté touche évidemment à l’aspect financier. Le niveau de revenu est ainsi jugé en grande majorité identique ou moindre, par rapport au reste de leur carrière[17] : « On ne s’enrichit pas, quand on est indépendant, on est juste libre… et encore ». Cette situation financière pèse sur les perspectives : « Libre, mais avec des revenus inférieurs et un manque de visibilité sur l’avenir ». Elle peut même forcer à envisager un retour au salariat, voire le cumul des deux : « J’aime mon activité, mais malheureusement, je dois travailler ailleurs pour compléter mon revenu ».
Une autre difficulté soulevée très souvent réside dans la charge de travail : « Très compliqué ; il faut être pugnace. Au départ, le [revenu] n’est pas représentatif du travail fourni, il faut du temps pour développer sa clientèle ». Cette charge de travail pèse évidemment sur l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle : le ressenti de ce déséquilibre touche plus aux loisirs[18] et à la vie familiale[19] qu’à la vie sociale[20] : « Plus libre, utile, mais chargée. Manque d’équilibre vie pro / vie perso ». Ce déséquilibre engendre même parfois un ressenti de solitude.
Une complication supplémentaire évoquée tient au statut même de travailleur indépendant, et au manque de reconnaissance qu’il peut impliquer : « L’indépendant, cet oublié du système ». « J’adore mon métier, mais je ne me sens pas soutenue par les instances supérieures ».
Globalement, les travailleurs indépendants sont tout à fait conscients des limites de leur situation, mais également des bénéfices.
En effet, les aspects positifs sont ce qui ressort le plus de cette étude. Plus des deux tiers des répondants estiment avoir un état moral et de santé haut[21]. L’un des principaux facteurs évoqués pour justifier de cet état d’esprit tient à la liberté éprouvée dans leur pratique professionnelle : « Libre, autonome et responsable », « Liberté de choisir les clients et les projets ». Cette autonomie est bien l’un des corollaires évidents de la situation des travailleurs indépendants, qui n’ont « de comptes à rendre qu’à [eux-mêmes] ». Elle leur permet notamment d’évoluer professionnellement, de se former et d’apprendre de nouvelles connaissances et compétences, et d’enrichir leur réseau professionnel, tout en maîtrisant tous ces aspects : « L’avantage […], c’est que l’on se fixe un chiffre d’affaires, et que l’on met en place les moyens d’y arriver ».
L’issue de cette situation est bien entendu le bien-être, l’épanouissement des travailleurs indépendants, et dont ils témoignent volontiers : « Je vis intensément ma vie professionnelle », « Je suis satisfaite de faire ce que j’aime. Mon travail a du sens ». Cet épanouissement est très souvent un objectif essentiel, voire une priorité, notamment par rapport à la richesse matérielle, même si celle-ci demeure importante : « L’argent et le travail sont des moyens pour créer un environnement épanouissant » ; « Pour moi, il est plus important d’être épanoui dans son activité ; la richesse pécuniaire étant un plus ». Pour certains, même, les deux ne sont pas forcément corrélés, voire s’opposent : « On peut être passionné par ce que l’on fait sans vraiment avoir l’impression de travailler et pourtant gagner très peu d’argent ».
Notre étude nous montre bien que les travailleurs indépendants ont bien conscience des avantages et freins liés à leur situation. Bien qu’ils en subissent les conséquences, ils semblent avant tout accepter cette situation, voire la revendiquer, ce qui constitue déjà une part de leur épanouissement. Il est intéressant maintenant de nous pencher sur l’effet que le confinement et la menace de la crise économique liée au Covid-19 ont eu sur cette perception. Il semblerait en effet que la plupart des personnes interrogées aient pleinement pris la mesure de la menace que cette crise fait peser sur leur activité : « Chiffre d’affaires en déclin constant », « Moins de job, moins de vision », « Ma préoccupation première porte sur la manière de retrouver un flux financier satisfaisant dans les nouvelles conditions ».
Pour beaucoup, cependant, cette période entre les deux volets de l’enquête semble avoir agi en tant que catalyseur, les renforçant dans leurs avis : « C’est une expérience qui m’a permis de tester la solidité et la cohérence de mon modèle », « Ravie que cette crise ait pu ouvrir les consciences de certaines personnes », « Ce que la crise a pu révéler porte sur l’organisation pratique du télétravail ». Pour certains, même, c’est une occasion d’affirmer et de consolider leur situation : « Plus de relocalisation (socio et économique) », « meilleur équilibre bien-être / travail », « Revenir à l’essentiel ».
La crise, loin de mettre à mal la situation des travailleurs indépendants sondés au point de les voir renoncer à leur activité, semble avoir renforcé leur attachement à cette pratique. Interrogés sur leur perspective d’activité, ils sont ainsi près des deux tiers à répondre ne jamais vouloir cesser leur activité[22], et ce, même après l’amorce de la crise.
Cette étude comporte des limites, dont nous avons détaillé en annexe les tenants et aboutissants. Ces limites sont essentiellement liées aux modalités des enquêtes (anonymat, manque de représentativité, questions limitées), mais aussi à leur traitement (subjectivité de l’analyse), et enfin aux contingences (nombre de réponses et manque du recul qu’aurait pu nous apporter un troisième volet). Ces limites, dont nous avons pleinement conscience, ne nous ont pas freiné dans notre travail, et n’affaiblissent en rien les conclusions que nous en avons tiré.
Notre enquête, menée à échelle restreinte, vérifie la tendance de l’entrepreneuriat en solo que la littérature relève sur ces dernières années. Nos statistiques à taille réduite confortent les données statistiques nationales sur le niveau de vie précaire de ces nouveaux travailleurs indépendants.
L’expression libre recueillie via ces enquêtes reflète ce que des chercheurs en sciences économiques et sociales ont étudié au sujet du manque de savoir-faire en gestion d’entreprise et un défaut d’aisance commerciale pouvant expliquer que la résultante est le faible niveau de rémunération.
Alors que les répondants de notre enquête se disent conscients de leur isolement économique et de leur vulnérabilité, ils s’expriment, pour leur grande partie, dans une sémantique de « liberté ». En écho à l’analyse d’Arnaud Lacan[23] et aux travaux d’Hannah Arendt[24], nous lisons l’expression de travailleurs indépendants conscients de leurs fragilités, mais affirmant un état de bien-être précieux source d’épanouissement.
Notre étude a été effectuée dans le prolongement d’un vécu personnel (Fanny Lignéres) d’accompagnement de porteurs de projet en création d’entreprise. En janvier 2009, alors salariée responsable d’une coopérative d’entrepreneurs, celle-ci est interpellée par l’effet d’aubaine de l’entrée en vigueur de la loi d’auto-entrepreneur. Elle est témoin notamment d’employeurs qui abusent de leur autorité sur leurs salariés en les encourageant à s’engager sur un statut d’auto-entrepreneur pour se soustraire aux obligations patronales[25]. Des travailleurs dénués de connaissance entrepreneuriale, novices en matière de gestion financière, se voient propulsés dans un système économique hors de leur maîtrise. Au-delà d’un simple constat de professionnelle, c’est un regard sur la projection du devenir de ces « faux » salariés et l’inquiétude de voir émerger de nouveaux travailleurs pauvres dans notre système économique français. Nous assistons là à l‘une des dérives du statut d’indépendant.
Les travaux de recherche menés pour le Colloque MTO 2018, ont permis d’identifier qu’un phénomène de regroupement s’effectuait parmi les entrepreneurs solos. L’étude a mis en évidence la croissance du volume d’entrepreneurs engagés en coopératives, dans les sociétés de portage salarial. La solution du regroupement s’explique par la volonté de maîtriser les coûts financiers et créer des économies d’échelle, pour rompre l’isolement et consolider le maillage d’une vie professionnelle sociale, pour renforcer la relation économique en matière de négociation sociale et préserver la protection financière et sociale des travailleurs.
En effet, le regroupement est une pratique de plus en plus plébiscitée et courante auprès des travailleurs indépendants. C’est là également un vécu personnel (Anne Souêtre) : ce même constat de précarité et de solitude dans le travail indépendant, conduisant à chercher l’association avec d’autres travailleurs indépendants. Ce peut être à titre méthodologique, pour combiner des compétences permettant de justifier une approche de marché : par exemple, de la stratégie à l’implémentation, ou encore un complément d’expertise pour répondre à un besoin spécifique d’une mission. Ce peut-être aussi à titre commercial, afin de mutualiser la prospection, mais aussi les investissements en promotion et communication. Ce peut être aussi tout simplement à titre intellectuel, pour le plaisir de travailler avec des collègues appréciés. Là encore, c’est la liberté qui prime.
Et c’est encore la liberté qui frappe, même quelqu’un de salarié (Fatima Sfia). Le travail indépendant attire, pour sa principale propriété : la liberté. Contrairement au salariat, qui s’assujettit à une hiérarchie supérieure, l’autonomie de l’indépendant permet une forme d’émancipation convoitable. Cette vision de l’indépendant est toutefois altérée lorsqu’on réalise que cette liberté a un prix, parfois dispendieux. Renoncer au salariat, c’est négliger la sécurité financière et la protection sociale, les horaires de travail et les repos légaux. Renoncer à l’indépendance, c’est abandonner l’idée de faire vivre ses convictions, de semer de nouvelles idées, de se créer et se développer soi-même. Un choix pas si évident selon les contextes de vie !
Cette dichotomie, que l’on retrouve à la relecture de la Condition de l’homme moderne, d’Hannah Arendt, et fait évoluer l’observation à travers un questionnement autour de la quête de sens et de valeur travail du nouvel indépendant. Ainsi, l’enquête lancée en janvier 2020 avait initialement pour objet de vérifier si cette persévérance à poursuivre en tant que travailleurs indépendants malgré l’isolement et la précarité, pouvait avoir pour origine : la réappropriation de la valeur travail au détriment de la richesse qu’il en procure.
Ainsi, cette enquête a été construite sur le ressenti. Toutes les questions ont été élaborées dans l’idée de recueillir l’expression personnelle et de récolter la subjectivité. Les enquêtes n’étaient animées par aucune volonté de récolter des données objectives, car il s’agissait de recueillir des perceptions intimes.
Le hasard du calendrier fait que la collecte des données ait été effectuée avant la crise sanitaire du covid-19 avec son confinement mi-mars 2020. Nous avons saisi cette opportunité extraordinaire pour vérifier si les prismes de vue des entrepreneurs indépendants avaient évolué. C’est ainsi que la deuxième vague de l’enquête a été programmée en juin 2020 à l’issue du confinement.
La comparaison des sondages n’a réellement rien révélé de très notable sur l’évolution des perceptions individuelles. Quel que soit le contexte ambiant, l’indépendant en quête de sens demeure fidèle à ses convictions.
Il pourrait être tentant de consolider cette étude en renouvelant le même questionnaire en fin d’année 2020 au moment où apparaitraient les premiers marqueurs de la crise économique conséquences de la crise sanitaire, pour confirmer ou infirmer les résultats observés. Dans le premier cas, cela signifierait sans doute que la quête de l’épanouissement professionnel est désormais profondément ancrée dans le monde du travail.
Avec une constante augmentation, l’essor du travail indépendant semble maintenant évident et inexorable, ce qui en dit long sur la profonde mutation du travail dans le paysage de l’activité économique de la France. Le statut séduit de plus de plus les chômeurs qui y voient une voie de sortie mais aussi les salariés qui veulent échapper aux contraintes et aux pressions hiérarchiques et dont les chiffres des risques psychosociaux révèlent la véracité ; 10 000 accidents du travail pour « troubles psychosociaux » en 2016[26].
Le statut offre la liberté tant convoitée : choix de ses clients, de ses contrats, de ses services/produits, de ses conditions d’exercice, etc. Mais il est aussi soumis aux diverses fluctuations que nous avons pu confirmer au travers de l’étude empirique. La surcharge de travail incontournable pour faire croître son business, l’isolation qui ébranle le dynamisme et le moral, mais aussi l’évolution de l’activité qu’il faut gérer, pour parfois répondre aux excessives exigences des clients. Au-delà de l’aspect de l’activité, les répondants de l’enquête ont aussi privilégié ce statut pour s’accorder un nouveau rythme de vie et interconnecter vie professionnelle et personnelle. Le statut promet l’épanouissement par une liberté d’expression et de créativité, mais aussi une valeur du travail plus en lien avec les convictions de ceux qui s’engagent sur cette voie. Pour autant tous ces ingrédients n’apportent pas une entière satisfaction puisque la majorité d’entre eux évoquent la recherche permanente d’un équilibre financier et une sécurité sociale. Ceci n’appelle- t-il pas à une modification des conditions du statut d’indépendant ? On voit apparaitre de nouvelles forme d’organisations dans l’entreprenariat, mais apportent-elles suffisamment de réassurance ? Le regroupement solidaire et stratégique de travailleurs indépendants en associations, en coopérative, en coworking, etc. conforterait-il les indépendants à maintenir leur statut ? Ces collectifs d’entrepreneurs solos sauront-ils vraiment préserver ces nouveaux travailleurs de la précarité économique, favoriser des rémunérations décentes et sécuriser leur protection sociale (maladie, retraite) ?
[1] France Stratégie, 2017
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] « Faire de la France un pays d’entrepreneurs », dans l’ouvrage Moi, petite entreprise – Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, 2017
[5] Les Echos, 5 août 2020
[6] loi n°2008-776 du 4 août 2008
[7] Sarah Abdelnour, Moi, petite entreprise – Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, 2017
[8] Insee Première n°1748, avril 2019
[9] Insee Première n°1414, septembre 2012
[10] Le travail indépendant vous rend-il vraiment heureux ? La Tribune, 8 janvier 2019
[11] Définition attribuée à l’OMS (organisation mondiale de la santé), et largement reprise, mais non sourcée
[12] Le travail indépendant vous rend-il vraiment heureux ? La Tribune, 8 janvier 2019
[13] Condition de l’homme moderne, 1961
[14] Cf. annexe figures 1 et 2
[15] Cf. annexe figures 3, 4 et 5
[16] Cf. annexe figures 6 et 7
[17] Cf. annexe figures 8, 9 et 10
[18] Cf. annexe figures 20, 21 et 22
[19] Cf. annexe figures 14, 15 et 16
[20] Cf. annexe figures 17, 18 et 19
[21] Cf. annexe figures 11, 12 et 13
[22] Cf. annexe figures 23, 24 et 25
[23] Le travail indépendant vous rend-il vraiment heureux ? La Tribune, 8 janvier 2019, cf. supra
[24] Condition de l’homme moderne, 1961, cf. supra
[25] Situations de « salariat déguisé » largement reconnues par la jurisprudence
[26] Rapport de l’Assurance Maladie, janvier 2018